L’autonomie fait partie de ces mots valises utilisés dans le travail social, au point où ils en perdent leur sens. C’est aussi la principale norme à laquelle se référer dans les politiques sociales à partir de la fin des années 90/début des années 2000. Ce terme est également le reflet d’une évolution, de la fin de l’état providence. Alors qu’auparavant, l’Etat adoptait encore en partie les principes du solidarisme, ce qui a valu par exemple la création du RMI en 1988, il n’en est plus de même ces dernières décennies. Sous la pression de citoyens moins enclins à partager le fruit de leur travail avec les « plus démunis », les aides sont de plus en plus conditionnées. Aux droits sont associés des devoirs, des engagements. C’est dans ce cadre que l’autonomie prend toute sa place. Face aux impossibilités structurelles de certains citoyens à se conformer au marché de l’emploi, il faut bien trouver d’autres devoirs à engager en échange des droits. L’évolution de la gestion du RMI/RSA en est l’exemple avec une individualisation croissante des contrats. Cela place le travailleur social à une position clé, cela lui donne un pouvoir important : celui d’ouvrir ou fermer un revenu minimum en fonction de l’appréciation qu’il aura de la situation. L’autonomie est donc le gage, la règle du jeu des interactions travailleur social/bénéficiaire. Prenant appui sur les recherches de Nicolas Duvoux, les « usagers » réagissent différemment face à cette norme. Ils l’acceptent et s’y conforment, ils jouent avec ou la refusent. En d’autres termes, ils acceptent ou non le stigmate associé à ce contexte normatif et son corollaire.
C’est la même dynamique qui s’installe dans les associations dont la mission est d’insérer des personnes exclues du logement. Là, le pouvoir des institutions et des travailleurs sociaux réside dans le fait de renvoyer une personne à la rue en lui faisant endosser l’entière responsabilité de la situation. Les CHRS, les différents types d’accompagnements plus ou moins intenses en places intermédiaires, visent tous un alignement avec cette norme d’autonomie. A défaut d’accès à l’emploi qui permet l’accès au logement, la « levée des freins » se loge dans les détails des trajectoires de vie. Pour l’un, ce sera son hyper émotivité qui nuira à son installation dans un environnement plein de stress comme celui de l’emploi professionnel. Pour un autre, ce sera son manque de confiance qui le découragera face aux refus nombreux des employeurs. Le travailleur social ne peut pas échapper à cette place centrale, la question est de savoir ce qu’il va bien vouloir en faire.
Dans l’actualité un certain regard nous invite au pessimisme, avec l’arrivée programmée d’un RSA conditionné à des heures d’activités. La crainte est de renforcer encore ce contrôle des pauvres par la norme d’autonomie. Il est vrai que cette nouvelle est inquiétante et provoquerait un choc. Selon les premiers retours de l’expérimentation : hausse du non recours aux droits, travail déguisé, accès à l’emploi en rien facilité.
Cependant, d’autres signes montrent aussi que des voies d’émancipation se créent pour les bénéficiaires. Le terme d’autonomie a été récemment remplacé dans plusieurs recommandations de la Haute Autorité de Santé par le terme d’auto-détermination. Avec d’autres termes en vogue come l’empowerment, le développement du pouvoir d’agir, ils constituent la base d’un nouveau positionnement éthique pour les intervenants sociaux. Ils permettent surtout aux bénéficiaires de faire valoir leurs droits et de poser des arguments contre les injonctions qui leur seront faites. Le bénéficiaire est certes toujours au centre, mais le flou et l’espace de liberté réside dans le contenu de la norme qui lui sera appliquée. Les établissements qui doivent se conformer au cadre de la loi du 2 janvier 2002 sont en mouvement vers ces objectifs, garantir le droit des personnes, chercher leur adhésion, les informer, les inclure dans les décisions les concernant.
La nouvelle loi à venir méconnaît fondamentalement la situation des bénéficiaires du RSA. Certes ils ne sont pas dans l’emploi pour diverses raisons, mais ils ne sont pas pour autant inactifs. La question des activités hors emploi se pose. Par exemple pour certaines personnes désignées comme « grands précaires » l’activité de manche est considérée comme un travail. Elle apporte un supplément de revenus mais surtout elle inscrit la personne dans un lien. Reconnaissance, échanges, aide ponctuelle, le tout avec une liberté d’aller ou ne pas aller sur son point de manche qu’un employeur ne pourrait pas laisser à son employé. Elle apporte les mêmes satisfactions qu’un employé. Il en est de même pour d’autres activités comme le travail informel à petite échelle, le bénévolat, la garde d’enfants, les échanges de services.
Pour d’autres bénéficiaires dont l’état de santé physique et psychique est insuffisant pour être reconnu en handicap mais quand même un vrai souci pour l’accès à un emploi, entrer dans un processus de soin est déjà une activité régulière.
Toutes ces questions nous responsabilisent en tant que travailleurs sociaux. A quel point accepterons-nous de mettre en application des directives injustes et irrespectueuses des droits des bénéficiaires de l’aide sociale ? Les règlements et le cadre existe pour poser des limites à travers les recommandations de la HAS. L’Etat semble parfois se déjuger lui-même, à valider des mesures qui paraissent plus contraignantes alors que de l’autre côté toutes les directives semblent aller dans le sens d’une amélioration des droits.
La place de l’éthique des intervenants sociaux est donc centrale. Sans notre profession, impossible pour l’Etat de mettre en place ses mesures plus coercitives. Nous sommes au milieu d’un paradoxe. Un élan nous pousse vers le renforcement des droits des personnes en nous appuyant sur les recommandations d’un système qui se vit émancipateur. Un autre élan nous pousse à renforcer le contrôle social sur les populations les plus précaires pour les « sortir de l’assistanat » et plaire à une frange de l’électorat. Sachons donc faire l’expérience de l’autonomie et ne pas laisser les nouveaux termes : autodétermination, pouvoir d’agir, empowerment être vidées à leur tour de leur sens.
Bibliographie :
Nicolas Duvoux, « l’autonomie des assistés », PUF, 2009
Pierre Rosanvallon, « la crise de l’Etat-providence », Seuil, 2015
