La colère faite partie des émotions de base de tout être humain avec la joie, la tristesse, la peur, le dégout. Cependant, au contraire de ses consœurs, cette émotion a une autre place dans l’imaginaire social car elle fait partie de la liste des péchés capitaux. S’il est vrai que des explosions incontrôlables de celui qui ressent de la colère le rend difficilement ajusté dans les relations sociales, le sentiment en lui-même mérite d’être traité en lui laissant une place.
Dans les institutions du travail social, les explosions de colère, surtout chez des jeunes mineurs ou des majeurs encore en construction, interrogent l’accompagnement social. Bien que n’ayant pas de longue expérience en protection dès l’enfance, une bonne partie des enfants placés suite à des carences éducatives ou des maltraitances présentent cette caractéristique d’éprouver de la colère et de la manifester dans des actes. Bagarres, destructions, tags, provocations… Comment cette question est-elle traitée majoritairement ? Je suppose par une échelle des sanctions et son application. Je me souviens aussi lors de ce stage de première année d’Educateur Spécialisé de plusieurs enfants qui avaient un traitement médicamenteux (appelé parfois camisole chimique).
La question est revenue sur le devant de ma scène depuis que j’accompagne des jeunes majeurs âgés de 18 à 25 ans avec des parcours de rue. Issus en majorité de l’Aide Sociale à l’Enfance, ils n’ont plus de lien ou des liens très distendus avec leur premier cercle de socialisation familiale. Ils cumulent cette expérience avec celle de la rue, parfois déjà expérimentée dans l’enfance lors de fugues, parfois aussi des incarcérations mais aussi de nombreux passages en institutions (Maison d’Enfant à Caractère Social, Centré Educatif Fermé). L’expression d’une colère un peu plus marquée que les personnes « dans la norme » s’explique donc en grande partie par un apprentissage de socialisation ou le rapport de force et l’intimidation sont centraux.
Comment donc accompagner ces jeunes à trouver leur place dans une société qui n’accepte pas les expressions de colère trop marquées ? Comment se positionner professionnellement pour éviter l’usure professionnelle face aux « tensions confrontationnelles » pour reprendre l’expression du sociologue Randall Collins ?
Dans les associations qui accompagnent des adultes en exclusion du logement en les hébergeant et en assurant un accompagnement social, l’échelle des sanctions possibles est très limitée. En regard des règlements intérieur de la plupart d’entre eux, il faudrait déjà discuter du fait qu’un avertissement écrit est une véritable sanction. Mais en bout de chaine, la seule véritable sanction est l’exclusion de la personne, temporairement ou définitivement selon la gravité des faits. Si le respect des personnes et des biens doit bien être un élément majeur des règlements intérieurs, comment accompagner des publics dont l’expression forte de la colère est une nécessité face aux frustrations qu’ils vivent ? Il me semble que les institutions manquent d’outils et j’en proposerai quelques-uns, mais pour moi l’essentiel est dans l’approche globale à réinterroger.
La politique de la RDR (Réduction des Risques et des Dommages) a été initiée dans l’accompagnement des publics en proie aux addictions (je préfère le terme québécois d’accoutumance connoté moins négativement) depuis l’apparition du VIH. Elle consiste à accompagner ces publics sans obligation d’avoir recours au sevrage, prenant en compte que l’arrêt des consommations n’est pas possible pour un nombre important de personnes. C’est cette approche que nous devons appliquer face à certains publics. La colère ne serait donc pas empêchée, réfrénée, interdite mais encadrée, canalisée.
Dans les médias possibles je vois :
- Le punching ball ou sac de frappe, disponible à toute heure en cas de montée de colère
- Les exercices de respiration ventrale
- Des petits objets anti-stress à garder dans sa poche ou à sa ceinture
- Le mur disponible pour tagger ses révoltes par écrit
- La médiation animale
Bien entendu, cette liste non exhaustive ne doit pas faire oublier l’essentiel : la parole. Car il n’y a que dans l’échange et l’expérience que la personne trouve ses moyens de canaliser ses pulsions. L’ouvrage du sociologue Jérome Beauchez » l’empreinte du poing » montre bien comment les parcours de vie des boxeurs sont marqués par les cassures et comment cette activité leur permet trouver une issue à leur situation.
J’encourage donc mes collègues travailleurs sociaux et les personnels encadrants à réfléchir à cette question. L’enjeu est de réduire autant que possible le retour à la rue systématique des personnes, souvent jeunes, qui ne sont pas en capacité de réfréner leur colère. Cela demandera un peu d’investissement budgétaire et de matière grise, mais pourra aussi prévenir de nombreux arrêts de travail et rendre les lieux d’accueil, surtout lorsqu’ils sont en configuration collective, plus accueillants.
