S’il est une définition qui ne fait pas consensus, c’est bien celle d’addiction. D’un point de vue médical, le DSM liste bien entendu toutes les substances psycho-actives mais y a ajouté les troubles liés aux jeux d’argent et l’enfermement pathologique dans les jeux vidéos. Cette classification ne comprend donc pas tous les comportements que l’on pourrait qualifier d’addictions comportementales ou d’addictions sans drogue. Parmi cette liste : le sport, le travail, le sexe, le sucre, mais celui qui nous intéresse aujourd’hui est celui des écrans. Pour la psychiatre américaine Anna Lembke (voir son ouvrage « un monde sous dopamine ») tous ces comportements relèvent d’une même logique, celle d’une société qui sur-sollicite le circuit de la récompense. Ce neurotransmetteur essentiel au fonctionnement humain s’active à chaque fois que l’on scrolle sur les réseaux sociaux, il s’active aussi lors des sexualités compulsives liées aux écrans (1/3 des connexions internet dans le monde sont liées à la pornographie). La récompense arrive sans trop d’efforts et ce circuit ne cesse de se renforcer. Au final, que ces conduites soient définies comme addictives ou non, il me semble que leur questionnement par les professionnels du social autant du point de vue de leur propre usage que celui des actions à mener dans le cadre de leurs missions se pose.
J’observe donc les élèves en formation scroller lors des cours. J’ai peut-être une part de responsabilité dans l’ennui qu’ils ressentent avec celle de reposer le cadre. Au fond, le questionnement du rapport aux écrans leur a t’il traversé l’esprit ? L’intervenant social travaille avec ce qu’il est, d’où la part importante de développement du savoir-être. Comment trouver de la satisfaction et déclencher le circuit de la récompense autrement, en faisant un effort, semble être une bonne piste de départ. Une autre question est la gestion de ses émotions et la fatigue psychique ou le stress face au terrain. S’échapper sur son smartphone est une réponse simple et immédiate alors que l’expression de son émotion auprès d’un tiers demande plus d’efforts, mais les conséquences seront sans doute plus impactantes. En se posant les bonnes questions et en expérimentant la vie « hors écrans » à travers des périodes de jeune plus ou moins longues, il sera à même de conduire ses futures personnes accompagnées sur un chemin de pair-aidant.
En effet, les publics vulnérables que nous accompagnons peuvent être encore plus sensibles à ces échappatoires. Ceux qui ont des expériences en MECS auprès d’adolescents l’observent bien, la place des écrans associés souvent à d’autres addictions parmi laquelle le combo cannabis-tabac prend une place importante. La résultante est des jeunes précocement déscolarisés, sans projets, inhibés, dans un vide de sens. L’enveloppe protectrice des ces comportements les place hors d’une vie sociale réelle et empêche parfois la mise en œuvre d’un parcours après la majorité faute de « projet ». Ils sont bien entendu dans bien des cas la conséquence de traumatismes et la réponse n’est pas simple à construire. D’autant plus que la société moderne ne peut pas se passer de numérique et qu’il n’y a pas que des désavantages à ces pratiques. Ainsi, utiliser l’écran pour une activité qui prend du temps (faire une recherche, une démarche en ligne, un jeu ludique et constructif) va à l’encontre des entrepreneurs du net qui ne cessent de raccourcir les temps de visionnages pour activer plus vite le circuit de la récompense et laisser les utilisateurs accrochés à leur plateforme. C’est bien cette relation entre l’usage des écrans et la façon dont les concepteurs construisent le fait d’y rester qui doit être interrogée et limitée. Par exemple, les séries ont la bonne habitude de termine l’épisode par le sentiment de surprise et le vide derrière, ce qui donnera envie d’enchainer les épisodes. Regarder cinq minutes du nouvel épisode peut éloigner le cerveau de son attention compulsive. La question de l’image et de la reconnaissance se pose aussi à travers l’usage de certaines plateformes (« Je me demande combien de personnes ont liker ma nouvelle photo de maquillage sur Insta »). Cela interroge donc le cadre, celui que les adultes vont devoir mettre en place et qu’ils vont contribuer à maintenir en le respectant eux-mêmes (tu vois, je ne sors pas mon téléphone pendant mes heures de travail, pourtant j’en ai envie). Mais aussi la capacité à se fixer ses propres règles pour éviter d’être entrainés dans le circuit de la récompense. Enfin, cela interroge le sens, la fonction de ces usages dans le quotidien d’une personne et comment satisfaire ses besoin/ses attentes par un moyen plus constructif.
J’en conclus que saisir les enjeux d’une véritable éducation aux écrans me semble être un impératif et cela passe par un travail sur ses propres accoutumances. Que le sujet soit déjà conscientisé et au cœur des échanges des professionnels, des postures de contournements peuvent être trouvées pour éviter ce recours trop simple. C’est le propre de l’intelligence collective. A l’heure ou l’IA prend plus de place et offre de réelles opportunités d’avancées dans beaucoup de domaines, sachons rester humains car c’est bien à partir de là que se fera toujours le travail d’accompagnement.
Bibliographie :
Anna Lembke » Un monde sous dopamine », éditions Eyrolles, 2024
Revue Sciences humaines n°373 Nov 2024 « La mécanique de l’addiction »
Laurent Karila « Docteur, addict ou pas ? », Harper Collins, 2024
