Je n’ai jamais été bon en maths, certainement une des raisons qui m’a conduit au travail social. Mais je me souviens de cette fin de troisième où on utilisait tout le potentiel de notre calculatrice graphique. Il y avait les belles courbes qui montaient ou descendaient. Puis plus tard, il y eut les sinusoïdes…

Le travail social dans la réinsertion des populations exclues a adopté depuis toujours un accompagnement qu’on pourrait schématiser en graphique ascensionnel. Nous lions contrat et lien professionnel avec une personne qui se situe « en bas », avec des manques, des limitations, des handicaps, puis nous la conduisons vers un horizon meilleur sur une pente ascensionnelle : levée ou dépassement des freins, accès à l’emploi, accès au logement. Cet idéal de l’accompagnement conduit une personne de la marginalité vers la norme. L’accompagnant peut s’en honorer : il a bien fait son travail.

Certaines personnes arrivent à entrer peu ou prou dans ce schéma. Ceux dont Nicolas Duvoux caractérise leur rapport à l’assistance comme une « autonomie intériorisée ». Les cadres de ce schéma sont compris et intégrés, souvent parce qu’ils ont déjà été expérimentés dans une partie du parcours biographique. Une population qui entre bien dans ce schéma sont les personnes isolées migrantes. Bien que certains d’entre eux souffrent de traumas dans leur pays d’origine ou leur parcours, une grande part montre une résilience face à l’adversité. Qu’ils soient Mineurs Non Accompagnés ou jeunes adultes avec le sésame d’une protection internationale, la perspective d’une vie meilleure et d’une certaine ascension sociale les porte. C’est aussi le cas de nationaux qui demandent assistance après un « cumul d’épreuves », mais qui souhaitent retrouver un cadre hors de l’assistance. Ceux qui entrent dans la catégorie des « accidentés de la vie » selon les représentations des travailleurs sociaux. Cela veut souvent dire une projection dans l’histoire de l’autre dans le style « ça pourrait m’arriver ». Car ce schéma idéal est aussi le reflet de nos propres parcours et nos propres projections, nous qui sommes arrivés à un certain statut, une certaine place, parfois au prix d’une reconversion professionnelle.

La pertinence de cette trajectoire se pose pour tous les autres profils à partir du moment où ils ont un autre rapport à l’assistance. Dans ce cas nous ne pouvons même plus évoquer une « bifurcation biographique » car chaque imprévu met en danger le parcours de vie. Les personnes s’adaptent, adoptent des stratégies, rusent, se débrouillent et surtout arrêtent de réellement croire qu’une projection dans l’avenir est possible, même s’il y a parfois de la dénégation. Nous constatons de plus en plus une inadéquation entre ce que les personnes vivent et les objectifs visés par les institutions d’accompagnements et relayés par les travailleurs sociaux.

Une frange importante de la population se trouve en difficulté face à l’aggravation des précarités, dès lors, tout évènement imprévu provoque un choc qu’il faut pouvoir encaisser. La trajectoire de vie se construit, parfois dès l’entrée dans l’âge adulte, en trajectoire sinusoïdale. De périodes d’espoirs et de progrès se succèdent des périodes de rechutes et de doutes. Qu’est ce qui peut protéger de ces heurts ? Qu’est ce qui pourrait bien faire effet de « pare choc social » ? Les associations qui proposent un hébergement et un accompagnement social offrent cela. Un cadre sécurisant par l’attribution d’un logement moyennant une faible participation financière, un accompagnement social pour traiter plus efficacement avec les administrations, une oreille attentive pour adapter l’accompagnement aux crises que subissent les personnes. Ceux qui avant étaient vulnérables se retrouvent en partie protégés. En échange, ils doivent fournir des gages (le fameux équilibre droits/devoirs) mais plus le temps passe, plus cet équilibre est amené à se flétrir. L’issue de ces institutions est toujours la sortie du dispositif, et de plus en plus vite dans la politique du logement d’abord, des Contrats Pluriannuels d’Objectifs et de Moyens et de la fameuse « fluidité des parcours ».

De ce fait, les personnes se trouvent dans un paradoxe, ils doivent abandonner volontairement ce qui est la source de leur protection face aux imprévus de la vie. Alors il y a plusieurs stratégies possible : s’accrocher à l’association en posant des actes comme le refus des propositions de logements, ou accepter d’aller vers un ailleurs qui sera moins sécurisant. Il manque d’ailleurs une enquête d’envergure sur les sortants d’institutions après deux ou trois années pour évaluer convenablement cette « vie d’après ». Nous observons en tous les cas de nombreuses personnes qui tournent entre institutions de l’hébergement, logement individuel, rue, incarcérations, hospitalisations. Comment sortir de ce cercle ?

Il me semble que la première notion importante se situe au niveau du travailleur social, qui doit relativiser sa volonté de conduire ses accompagné(e)s vers une vie meilleure à défaut d’être idéale. Surtout en fonction du public qu’il accompagne, des personnes avec des années de rue ne peuvent pas entrer dans une trajectoire ascensionnelle. Dès lors, c’est quoi réussir son accompagnement ? Comment tenir dans ce travail à l’issue aussi incertaine lorsqu’aucun résultat palpable en termes de finalité ne peut être attesté ? Il me semble que la notion de rétablissement utilisée en santé mentale et dans les dispositifs qui se revendiquent du « housing first » est une première piste possible. Cela veut dire concrètement qu’on prévoit les rechutes, que les hauts et bas de la trajectoire de vie sont intégrés et qu’une forme de stabilité est déjà une victoire pour la personne et son accompagnant.

De plus, il faudrait profondément repenser le système de l’hébergement pour garantir un filet de protection à certaines personnes tout au long de la vie. Car quel est le coût pour la société de ces éternels recommencements entre hébergement et accompagnement, puis rupture, cela dans un cycle qui semble ne jamais s’arrêter ? Au niveau politique, il faut arrêter le penser que la dépendance à l’assistance est une tare des personnes et reconnaître que pour certaines situations, ils ne peuvent pas faire autrement. L’existence des pensions de famille intègre déjà cette dimension mais il faudrait qu’elle se développe vers d’autres dispositifs, d’autres formules qui permettent d’intégrer plus de bénéficiaires. Accompagner à vie de manière personnalisée est une notion qui doit entrer dans nos esprits et faire l’objet de prise de virage des politiques sociales. Nous devons accepter que dans certains cas c’est la meilleure solution.

Dans l’idéal et tout en sachant très bien que ceci est irréaliste, les travailleurs sociaux des hébergements institutionnels devraient être à terme rattachés aux services sociaux de secteurs. Ils apporteraient les renforts nécessaires aux populations les plus fragiles en tenant compte de l’environnement urbain. Lier de développement social local et la proximité tout en permettant une sécurisation des parcours sur un secteur, en préventif comme en curatif.

Quoi qu’il en soit, accompagner les trajectoires sinusoïdales doit intégrer la construction professionnelle des travailleurs sociaux dès la formation. Un travail social plus engagé et militant pourrait aussi contribuer à cela en voyant l’intérêt commun des professionnels et des personnes concernées. Au niveau institutionnel, la réglementation actuelle qui pousse aux évaluations externes va plutôt dans le bon sens. De mon expérience, un certain nombre de processus inadaptés et encore en cours devraient être poussés à évoluer.

Bibliographie :

Nicolas Duvoux, l’autonomie des assistés, PUF, 2009, 269p

Claire Bidard, Crises, décisions et temporalités : autour des bifurcations biographiques, Cahiers internationaux de sociologie, 2006, p29-57

Christian Guinchard, Logiques du dénuement, réflexions sociologiques sur la pauvreté et le temps, L’harmattan, 2011, 215p

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