Les deux mesures du temps dans l’accompagnement social

Il est d’un constat largement partagé, qui a aussi été le cœur du mémoire de Master que j’ai écrit en 2018 : les différence de perception du temps entre les institutions et les personnes accompagnées. Le contexte est l’accompagnement des personnes en situation de précarité et de l’observation des rythmes imposés par l’institution, de certains désirs projetés dans lesquels j’ai pu moi-même tomber. L’un des auteurs qui m’a éclairé est Michel De Certeau et principalement son ouvrage « L’invention du quotidien : les arts de faire ». Dans cet ouvrage qui peut paraître parfois un peu ardu, il y a une partie consacrée au temps et à sa perception. Une bonne image qu’il en donne est l’existence chez les grecs anciens de deux dieux qui représentent le temps. Chronos, l’un des Titans et dieux les plus importants de la mythologie représente le temps qui passe, les jours, les heures et cela jusqu’à la mort. Kairos lui, est le dieu du temps dans l’instant présent, faire le bon acte au bon moment, saisir l’opportunité. Le temps des artistes et ceux qui cherchent l’inspiration. Ces deux représentations sont attachées à deux attitudes dans les relations sociales. Chronos est associé aux stratégies. « La stratégie est le calcul ou la manipulation des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir (une entreprise, une armée, une cité, une institution scientifique) est isolable. Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et d’être la base d’où gérer les relations… » En bref, c’est le fameux cadre que propose toute institution sociale avec son lot d’outils en commençant par le projet de service jusqu’au règlement de fonctionnement imposé aux personnes accompagnées. Face à cela, Kairos est associé aux tactiques, mise en contournement des règles et normes pour obtenir un avantage bénéfique. « Les tactiques sont un art du faible qui lui permet de composer avec un environnement contraint ». Tout l’objectif de la tactique est d’attendre une « occasion » pour tenter un « coup ».

Dans ce contexte, nous sommes tous peu ou prou confrontés parfois aux stratégies, parfois aux tactiques, sans forcément conscientiser les actes. Pourquoi alors cette différence est-elle si impactante pour les personnes en situation de précarité ?

La raison est à chercher dans la forme de socialisation que vivent les personnes en situation de précarité, encore plus particulièrement lorsqu’elles fréquentent la rue. Nous sommes tous socialisés par notre entourage, nous devons nous adapter à nos milieux (familiaux, professionnels, électifs dans nos loisirs…) pour pouvoir nous y maintenir. La pratique de la survie à la rue demande l’acquisition de compétences, dont la maitrise du Kairos est une donnée indispensable. Didier, une des personnes interrogées m’expliquait comment certains jours de manche, il obtenait beaucoup de bénéfices. Il me racontât le jeune étudiant qui avait prévu une soirée où beaucoup s’étaient désistés et qui lui a apporté 4 pizzas qu’il a pu partager avec d’autres « mecs en galère ». Et aussi les jours sans où la météo ou un mauvais contexte pouvais rendre la journée difficile. Les tactiques pour trouver un coin où dormir à l’abri sans déranger. Celles pour récupérer des biens auprès d’associations caritatives pour faire des trocs avec d’autres.

Cet apprentissage de la débrouille et de l’incertitude liée à la situation interdit aux personnes de se projeter avec sérieux dans l’avenir. Ce serait une véritable dissonance cognitive que d’imaginer un ailleurs alors que le quotidien est composé d’incertitudes aussi importantes, de déceptions passées et de méfiance généralisée envers les institutions. C’est là tout le problème lors de la confrontation entre ces habitudes de vie et les rythmes très normés des institutions. Horaires, lieux permis et interdits, rapports à l’attente, l’institution produit autant d’accélérations que de ralentissements. Didier m’avait une fois dit qu’il avait l’impression que je le « catapultais » et en même temps certaines démarches comme l’attribution d’un logement demande un temps si long et imperceptible alors qu’il est toujours énoncé en objectif. La sociologue Maryse Bresson nous précise « La démarche de projet repose sur des implicites inadaptés aux problèmes des populations. Le problème des précaires n’est pas de manquer de projet, mais plutôt de ne pas pouvoir se conformer au modèle « normal » de cycle de vie qui implique une progression entre les âges et une progression de carrière ». Pour elle, il y a trois marqueurs de temps pour les personnes précaires : elles sont dans des entre-deux et des attentes, elles sont instables et voguent dans des univers multi-contraints.

Ces constats nous invitent à plusieurs constats :

  • La nécessité d’aller vers des formes d’accompagnement directement en logement, afin de réduire la pression des contraintes qui produit peu de résultats (voir les taux de retour à la rue importants en centres d’hébergement de stabilisation)
  • Voir les tactiques comme des compétences et non uniquement de manière négative. Elles sont des adaptations nécessaires au vécu des personnes
  • Relativiser la bonne tenue de nos stratégies institutionnelles. Oui bien entendu les institutions sont soumises à évaluation et doivent rendre des comptes aux financeurs, mais la façon de rendre compte des réalités du terrain est alors à repenser. Nous avons raison de nous plaindre de la politique du chiffre, mais que proposons nous de différent pour mettre en avant le travail réalisé ?
  • Dans les collectifs, renoncer à l’institution asilaire qui souhaite tout contrôler et reconnaitre la tactique en l’inscrivant dans le quotidien tout en respectant un cadre minimal de sécurité

Je terminerai par cette maxime de la philosophe Simone Weil « Toutes les tragédies reviennent à une seule et unique tragédie : l’écoulement du temps ». A défaut de pouvoir révolutionner nos positions respectives, sachons faire la moitié du chemin pour permettre aux personnes de se maintenir en faisant leur part.

Bibliographie :

Michel De Certeau, L’invention du quotidien 1. arts de faire, Folio essais

Maryse Bresson, Le temps des précaires : paradoxes et enjeux dans Le temps dans les sciences sociales. Temporalités plurielles et défis de la mesure, Paris, Khartala.

Simone Weil, Leçons de philosophie, Plon

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