Ce n’est pas si courant en tant que travailleur social, de revoir des années après une personne que l’on a accompagné en tant que « référent » pendant un moment charnière de sa vie. Les dispositifs sont ainsi faits, les gens sont de passage et dans une grande ville, on les laisse en espérant que leur parcours se poursuit sans trop de heurts.
Marcel (qui est un nom factice évidemment) avait une place particulière puisqu’en plus d’être une personne accompagnée en « hébergement de stabilisation », il avait contribué à mon mémoire de master de sociologie et intervention sociale écrit en 2018. Dans ce travail, onze personnes interrogées par entretiens semi-directifs étaient d’anciens hébergés accompagnés par des collègues et sortis une année auparavant. Trois autres personnes étaient accompagnées par moi et avec leur accord, j’ai intégré de nombreux échanges et les « point tournants » de leurs parcours, mêlant biographie et « participation observante ». Marcel faisait partie de ces trois contributeurs.
Pour faire un bref résumé, il est issu d’une famille alsacienne sans soucis majeurs, mais des mésententes et conflits l’ont conduit à une séparation avec eux lors de l’entrée à l’âge adulte. Il choisit de quitter le cocon et aussi la région. Il partit en Nouvelle Calédonie et là-bas, rencontra et épousa une femme de la communauté kanake avec qui il a eu deux enfants (âgés à l’époque de 15 et 12 ans). La rupture intervient en 2016 à la suite d’une incarcération et des conflits récurrents avec le clan de son épouse à propos du devenir des enfants. Il est contraint de quitter l’île et de revenir en métropole, à Strasbourg, où une tante l’accueille temporairement. Il souffre d’une maladie psychique que je ne saurai pas classifier et dont je ne sais pas non plus depuis quand elle l’affecte. Mais ces éléments, bien qu’explicatifs des problèmes que vivait Marcel, n’ont pas été centraux pour la thématique de mon mémoire.
Quoi qu’il en soit, mon organisation a proposé à Marcel une place dans une unité qu’une résidence Adoma nous avait mis à disposition. Une petite chambre de 10m², des sanitaires et espaces de douches ainsi que la cuisine à partager avec 16 autres hommes. Le bâtiment était ancien et pas encore rénové. L’environnement et la promiscuité ont certainement été des freins pour une évolution plus adaptée de sa situation. Du fait d’une inconstance dans la prise de ses traitements, j’ai assisté à des phases de crises aigües, des débordements émotionnels de colère ou de tristesse, des échanges verbaux parfois incohérents. Pourtant, du fait de partenariats avec les services de psychiatrie, d’un gros travail relationnel pour laisser ses expressions débordantes pour ce qu’elles sont, d’un investissement sans faille pour que Marcel puisse bénéficier d’un meilleur environnement, il finit par trouver un logement chez un bailleur social un an et demi plus tard. Après une phase de tuilage assez rapide le temps de l’accompagner dans l’ouverture de ses droits, c’était le moment de lui dire au revoir et bonne route, comme tant d’autres avant et après lui.
Comme beaucoup d’autres personnes accompagnées pendant ces quinze ans de carrière, il m’arrivait parfois de penser à lui. D’avantage certains « suivis » que d’autres, lorsque le lien d’accompagnement a demandé une adaptation de la posture professionnelle. J’ai aussi ce sentiment d’avoir autant appris des personnes qu’eux ont bénéficiées de mon travail. Dans le cas de Marcel, je me souviens notamment de ces nombreux échanges à propos de son pays d’adoption, île au contexte au combien atypique. Je mesurais et lui reflétait combien cela montrait une grande force de s’intégrer dans une terre lointaine, au milieu d’une communauté autochtone, surtout lorsqu’on vient du pays colonisateur. J’ai notamment pensé à lui pendant le covid, s’il était toujours dans le même appartement, sous les combles au sixième étage dans un vieil immeuble, si sa tante, seul lien familial encore intacte était toujours là pour le soutenir.
J’ai eu plaisir à revoir Marcel lors de l’hommage annuel rendu par l’association « les morts de la rue » le 1er novembre dernier. Il était venu car une connaissance était décédée dans l’année. Lors de cet échange, j’appris que Marcel était toujours dans son logement, que ses enfants lui manquent toujours mais qu’il garde des liens grâce à Internet. Il s’est reconstruit une vie autour de ce lieu. Pas trop éloigné d’une association locale qui dispose d’un restaurant social, il s’y rends tous les jours pour bénéficier des repas à prix réduits et des liens sociaux du lieu. Il se rends au CMP se son secteur où l’assistante sociale l’aide pour les démarches administratives comme son entrée prochaine dans les droits de la retraite.
Ce parcours m’inspire plusieurs réflexions, le première est que pour des situations comme celle-ci, le logement d’abord est une solution adaptée. Bénéficiaire de l’AAH du fait de sa maladie psychique, si les dispositifs avaient existé à l’époque (et avec de la place au moment de sa demande) cela aurait évité certaines crises qui auraient pu le mettre en danger. (Je me souviens notamment de cet épisode où il prenait des risques importants en moto alors qu’il n’était pas du tout stabilisé par son traitement). Il faut penser l’accompagnement autour d’un environnement, comme Marcel a su le faire, avec les lieux de socialisation, les lieux d’accompagnement.
Ma deuxième réflexion est à propos des compétences des personnes. Bien que j’ai toujours pris conscience que les personnes que j’accompagne ont des compétences, je me rends compte que je garde un fonctionnement un peu paternaliste. Comme si mon travail ou celui d’un autre professionnel du social leur était absolument indispensable pour trouver une stabilité. Si je peux me réjouir d’avoir contribué au parcours exemplaire de Marcel, son histoire m’invite à l’humilité. Au final, ne devons-nous pas complètement nous détacher de l’idée de « réussite » ? Son savoir expérienciel n’a t’il pas été plus important que mon action dans la relative stabilité de sa trajectoire de vie ?
